Il m'énerve
La cohabitation sur la route n’est pas naturellement pacifique, en voici un témoignage.
Il m’énerve !
Il m’énerve ; ah, ce qu’il m’énerve ! Toutes les trois secondes, je surveille dans le rétroviseur intérieur, non pas pour respecter le « guide du parfait conducteur modèle », mais parce que je redoute de l’apercevoir. Chaque matin, c’est le même film qui passe en boucle dans le rétroviseur intérieur, puis dans celui de droite, une sorte de vidéo cauchemar où le personnage principal finit par s’échapper pour apparaître en chair et en os devant vous.
Mais, que je suis bête, comme s’il me faisait peur ! Est-ce qu’on a peur d’un être ridicule, un crapaud perché sur une boîte d’allumettes, une chouette hulotte aux yeux globuleux ahuris derrière des lunettes de première de la classe ; est-ce qu’un calamar pâle et mou vous effraie ? Tout au plus vous inspire-t-il un certain dégoût, voire un sentiment de pitié : « la nature ne l’a pas gâté ! ».
Mais il m’énerve quand même, ce cycliste impudent, qui se permet de me rattraper, et même, audace suprême, de me doubler ; il profite de chaque feu rouge, le rusé. J’ai beau appuyer sur l’accélérateur pour le distancer, il revient toujours et encore. S’il était essoufflé, fatigué, passe encore. Mais, non. Il n’a qu’à pédaler à son rythme, il sait que quoiqu’il se produise, il arrivera à ma hauteur sans risquer l’infarctus. La supériorité de l’automobile en prend un coup.
Il m’énerve, quand même ! Tiens, je vais le coincer ! Au prochain feu, dès qu’il fera mine de se rapprocher, je vais l’empêcher de passer ; je me placerai le plus près possible de la bordure du trottoir, il sera bien obligé de s’arrêter DERRIERE.
Et alors, qu’a-t-il fait ? Eh bien, il est passé quand même, à gauche, et en rouspétant encore ! Il a lancé ses bras et ses jambes dans tous les sens pour écarter les voitures, s’est faufilé, est repassé côté trottoir, a mis un instant les pieds par terre, a proféré des invectives à demi compréhensibles. Bref, il a encore gagné ! Oui, je sais, ce n’est pas une course, mais il m’énerve, il m’énerve !
Aujourd’hui, il pleut. Il va être moins fier, notre cycliste. Il a peut-être renoncé. Je vais être tranquille, enfin. Entre automobilistes, c’est quand même plus « normal » ; on est entre gens de mauvaise compagnie, certes, mais au moins, on est tous logés à la –presque- même enseigne. Les règles du jeu sont claires.
Il est là pourtant, il l’a fait exprès, rien que pour m’énerver, j’en suis persuadée. Il a tout prévu, le ciré, la capuche, la combinaison . Il n’y a guère que les lunettes qui « pêchent », les grosses gouttelettes s’accrochent aux verres épais. Je l’imagine dans le flou absolu et l’humidité ruisselante. Les gouttes d’eau glissent et parviennent à pénétrer, même avec les protections ; ça s’infiltre sournoisement dans le cou, dans les chaussures ; ça fait des petits ruisseaux, dont certains se tarissent en rencontrant un tissu qu’ils imbibent ; d’autres parviennent plus loin, se mêlant à la sueur, descendent jusqu’à la taille ; ça colle, ça poisse, on se sent moite et sale. Les vêtements se mettent à coller à même la peau, deviennent presque transparents, quelle horreur ! On ne sait plus où se mettre, on a l’impression que toutes les formes, tous les défauts sont offerts sans aucune pudeur à tous les regards. Tant pis pour lui, il n’avait qu’à ne pas venir me narguer, un jour de pluie, le perfide. Mais non, il est parfaitement à l’aise. J’aurais dû m’en douter, un calamar mouillé, un crapaud à l’eau, quoi de plus normal ?
Enfin, j’arrive au dernier feu ; après, nos routes se séparent. Enfin, ne plus l’avoir en ligne de mire ou dans le rétroviseur, l’insecte laborieux sur son pédalier. C’est qu’il me gêne, en plus : il faut bien faire attention à ne pas le renverser ; lorsque je redémarre, il faut le doubler, et pour le doubler, il faut s’écarter un peu, je n’ai pas envie de le traîner au boulot accroché à ma portière ! Et les autres automobilistes, sur la voie de gauche, ils s’en moquent du cycliste ! Alors, en plus, je risque de me voir arracher mon rétroviseur, celui de gauche, rien que pour laisser à Monsieur un espace suffisant ! Et au feu suivant, comme vous l’avez deviné, il me rattrape, et tout le travail est à recommencer !
Vous comprenez maintenant pourquoi il m’énerve ?
Enfin, j’ai quand même ma petite revanche : lorsque je tourne à droite au dernier feu, nos routes se séparent. Ouf, il continue tout droit ; et même s’il se mettait tout à coup à vouloir me suivre (on ne sait jamais avec ces énergumènes), il en serait pour ses frais : à moins d’avoir des mollets de légionnaire, impossible de grimper la côte. La victoire finale revient quand même à l’automobiliste.
Je m’enfonce douillettement dans mon siège, je pousse un peu le chauffage ; comme on est bien !